mardi 17 juillet 2007

le désespoir



la_poste



Ce matin, je devais poster "Chez Francisque" pour qu'il parte chez Fluide puis à l'impression. Bon. A priori, c'était une mission que je me faisais fort de remplir sans plus de problème. C'était sans compter sur le subalterne trônant derrière l'unique guichet de la dite poste, lien social par excellence, surtout en milieu pseudo rural.

Le lieu était bondé. Cinq ou six personnes visiblement mécontentes de la lenteur avec laquelle l'employé postal traitait les diverses demandes de sa clientèle soupiraient ouvertement de lassitude, les yeux au plafond, comme pour se faire un peu craquer les vertèbres avant d'en venir aux mains... Faut dire qu'elle en avait, des demandes bizarres, la clientèle. Par exemple, cette octogénaire qui me précédait et qui voulait absolument un timbre avec "Babar" dessus pour envoyer une carte de prompt rétablissement à son petit fils qui venait d'être opéré de l'appendicite parce que, voyez-vous, c'est quand même plus agréable de voir la tête d'un éléphant qu'une quelconque Marianne ou, pire infamie encore, la bête vignette autocollante dénué de toute touche artistique qu'on peut trouver dans le distributeur sans âme à côté de la photocopieuse qui coûte 50 centimes par page que c'en est un scandale. Bref, l'ambiance était tendue comme un string.

Mon tour arrive asse vite et je pose mon courrier sur le comptoir devant le préposé alors occupé à écrire des chiffres mystérieux sur un petit cahier couverture cuir. Quand il leva la tête vers moi, un délicat sourire de bienvenu illumina son visage quelconque. "En Collisimo suivi ou recommandé?" me lança-t-il en prenant mon paquet, mais sans me quitter des yeux. "euh... bin... le moins cher..." balbutiai-je en bon sociopathe que je me targue d'être depuis mon plus jeune âge. Parler avec des inconnus dans des scènes de la vie quotidienne m'est pénible; je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça, c'est tout. Je bredouille, je sue abondamment, j'ai soudain envie de faire un caca tout mou et je finis en général par fuir la scène du crime sitôt mes obligations accomplies.
Bref, l'employé me lance alors un dernier regard légèrement interloqué avant de se plonger dans la procédure d'envoi standard d'un colis. Soudain, l'homme se fige. La stupeur se lit sur ses traits burinés par le soleil de midi écrasant les coteaux vinicoles sous une chape de lourdeur moite... Arrêté dans son geste, il a mon paquet dans une main, un formulaire vert dans l'autre et il ne bouge plus. Le continuum espace temps se distord, les secondent semblent des heures, le monde marche au ralenti. Hagard, il tourne alors le visage vers moi et me lance d'une voix forte : "Fluide Glacial, hein?!"
S'ensuit une sorte de clin d'oeil un peu foiré mais qui a visiblement pour but de créer entre lui et moi une fraternité nouvelle, comme si nous faisions définitivement partie de la même famille... Puis il se plante là, sans plus bouger, les yeux rivés aux miens et le formulaire en suspension...
Devant un tel débordement, je prends peur, mon cerveau tourne à 100 à l'heure. "Que me veut ce type?" La question est là, mystérieuse, inattendue... Je ne sais que penser. Je m'entends alors prononcer un "... euh... ouais?" totalement involontaire. Je vois bien au traits perplexes du type que ce n'est pas la bonne réponse. Je sens que je l'ai déçu. Sans doute aurait-il apprécié que je lui renvoie un mystérieux signe cabalistique de reconnaissance, quelque chose qui l'aurait conforté dans son idée de fraternité entre les lecteurs du dit magazine... Mais je ne fais rien de plus et un silence atroce s'ensuit. En effet, les mégères derrière moi ont pris soin de fermer leurs gueules pour bien essayer de comprendre l'étrange scène qui se jouait sous leurs yeux ébahis, alors que 5 minutes auparavant, le fantasme de les gifler toutes avec une violence à l'image de la Droite présidentielle, c'est à dire décomplexée, m'avait effleuré tant leurs conversations bruyantes et d'un piètre intérêt philosophique me semblaient malvenues et agaçantes.

Il fallait qu'un de nous brisât le silence... Quelque chose devait arriver, on ne pouvait pas continuer comme ça. Nous étions aux limites du soutenable. Ce fut l'employé Pétété qui se décida. Il leva les yeux au plafond, dans une attitude, me sembla-t-il, propre à une méditation nostalgique et dit d'un ton doucereux qui me glaça: "Ah la la! Qu'est-ce que j'ai pu rigoler, en lisant Fluide Glacial... j'adooooorais ça." puis, après un bref silence, il ajouta: "quand j'étais gamin". Rha!

Cet homme m'ouvrait son coeur. C'est bien simple, j'avais la sensation de revoir ces chauds étés qu'il avait vécu, accompagné de son fidèle Fluide Glacial, à chasser la gueuse dans les vignes, 3,5 grammes d'alcool dans le sang et des coups de soleil sur un nez acnéïque... Tant de chaleur me glaça. Je l'ai précisé plus haut, que je suis sociopathe, c'est pas ma faute. "Ah bin... ouais, c'est... c'est... cool" répondis-je en cherchant machinalement des yeux et dans une frénésie proche de la panique, la porte de sortie. Surtout que, comble du désespoir, mon envoi n'avançait pas! Le type semblait perdu dans ses rêveries et ne daignait pas remplir le formulaire pour lequel j'étais en train se subir cette torture.

Les vachettes en tenues estivales derrière moi semblaient fascinées par l'échange. Je résolu de me comporter en homme! "J'approche dangereusement de la quarantaine, je suis père de famille, star incontestée de la bande dessinée de goût sûr, riche comme c'est pas permis, je vais pas me laisser emmerder par qui que ce soit, bordel de merde!!" me répétais-je avec force. Je sentais une assurance nouvelle monter en moi, un homme différent était en train de naître, un qu'il fallait pas emmerder, un qui aurait la répartie juste, le sourire désarmant et l'aisance d'un Clint Eastwood! A-t-on jamais vu Clint Eastwood se sentir gêné dans une poste? Nan! Jamais!

"Oui, hein, c'était rigolo, comme journal..."

La phrase était sortie de ma bouche par inadvertance. Je me désolais intérieurement de la pauvreté crasse d'une telle sentence, mais l'homme semblait avoir apprécié mon louable effort! Il quitta les fabuleux pâturages ensoleillés de son enfance campagnarde pour revenir à la réalité. "C'est un bien gros paquet" lança-t-il en condescendant, cette fois, à s'intéresser à mon envoi en instance. Je compris au ton, que ça n'était pas là une bête remarque, mais bel et bien une question à peine maquillée... Là encore ma bouche devança mon cerveau engourdi. "C'est parce que j'y travaille." bredouillai-je dans un souffle. Quel con!

"Vous faites des bandes dessinées à Fluide Glacial?!!" exulta le tamponneur. "Incroyable! Bin si on m'avait dit que... Bin ça alors! C'est fou! Parce que justement, gamin, j'adorais ce journal!!" Je sentais les regards de l'assistance peser sur mon dos comme un cheval mort, selon le dicton populaire. La scène n'était plus tenable. Il me fallait fuir ou, à la limite trouver un flingue et tuer tout le monde, qu'il ne resta nulle trace d'un tel moment.

"Rha la la, je me suis marré comme un débile, en lisant Fluide Glacial! Je me souviens! Comment c'était, déjà, là, le type avec un nez pointu?" me dit-il en allongeant son appendice nasal à la façon d'un De Funès qui aurait oublié d'être drôle... "Mais siiiiiii! Vous voyez! Celui qui faisait toujours des trucs dégoûtants mais en fait, à la fin, c'était pas dégoûtant... Mais siiii, allez, vous devez bien vous rappeler!!". Je dois remercier ici publiquement mon cerveau: Malgré ma volonté manifeste de le ramollir à grands coups de THC ou de TF1, il réussit au prix d'un effort venant du plus profond, à entrevoir dans la mystérieuse incantation du préposé, un sens logique et, enfin, une piste exploitable... "Pervers Pépère?" Marmonnai-je à son encontre. "Voiiiilà! C'est ça! QU'est-ce que j'ai pu me marrer comme un con en lisant ça! Par coeur que je le connaissais, ce journal, par coeur, j'vous dis!!" Entrevoyant là une chance de revenir à une réalité postale qui m'aurait bien arrangée, je dis " oui, hein, il est fort, Gotlib. Bon, je vais prendre collisimo pas cher alors..."

Lui: Qui?
Moi: Hein?
Lui: Quidonc?
Moi: Ah! Gotlib, je disais... Il est fort...
Lui: C'est qui?

Mes épaules s'affaissèrent sous le poids de toute la misère du monde. La tentative misérable et désespérée de trouver un terrain d'entente avec l'homme me sembla soudain en tous points dérisoire. Je m'étais fourvoyé. j'aurais dû buter tout le monde à coups de flingue, c'eut été plus simple...


Moi: C'est l'auteur de Pervers Pépère...
Lui: Quidonc?
Moi: Gotlib.
Lui: Aaah, OK! En tout cas, qu'est-ce que j'ai pu me marrer comme un bossu en lisant Fluide Glacial!
Moi: Mmmh...
Lui: Si si, je vous assure! Quand j'étais un gamin.

Il sembla soudain retrouver ses esprits et d'un geste rapide et adroit, me tendit le formulaire vert, saint Graal à mes yeux fatigués, mis mon paquet sur la balance électronique, m'annonça "ça vous fera 17 euros cinquante trois centimes", colla mon formulaire sur le carton, pris mon pognon, me rendit la monnaie sur 20 et me lança un sérieux "Mercibonnejournée". Cet épisode dura à peine quelques secondes. Je restai sonné devant une telle agilité. je sortis.

Le soleil inondait la petite place, comme au premier jour de l'humanité. Les couleurs vibrait pareilles à un tableau de Bonnard. Je me sentais vidé, épuisé. La joie d'être sorti vivant de cette poste me submergea. Je connus alors quelques instants de pur bonheur, où plus rien ne comptait que l'éblouissement apaisant. De ces moments où je me mettrais à croire en ... quelque chose!

Je remontai dans ma voiture, serein...

Sur le siège passager trônait un second colis à poster au plus vite, adressé à Bouzard, et qui, sans doute, m'avait glissé des mains au moment de m'extirper de l'habitacle.